February 1, 2003

Prières de faire paraître le texte de l’intervention de Sa Sainteté Aram I lors du colloque PRO ARMENIA organisé à Paris les vendredi 31 janvier, samedi 1er et dimanche 2 février 2003

L’Arménie et la Nation Arménienne au carrefour des nations et des cultures

 

C’est une grande joie pour moi de vous saluer dans l’esprit de fraternité et d’amour chrétiens. Vous êtes assemblés au Sénat, un des bastions de la haute politique française, afin de débattre ensemble des soucis et des perspectives concernant le présent et particulièrement le futur de l’Arménie. J’apprécie cette initiative de la Fédération Euro- Arménienne pour la Justice et la Démocratie. Je considère cet effort opportun et essentiel pour un pays qui, après soixante-dix ans de domination soviétique, est en train de récupérer sa place dans la communauté internationale et d’assumer à nouveau son rôle géopolitique et sa mission culturelle et humaine parmi les nations et les civilisations du monde.

 

Le thème de cette conférence internationale est Pro Armenia, que je traduis: être avec et pour l’Arménie. Dans le cadre de ces quelques mots d’introduction je voudrais identifier six domaines et partager avec vous quelques perspectives qui pourraient contribuer à vos réflexions et discussions.

 

1º/ Mondialisation et Particularité. La présente conjoncture de l’histoire se caractérise par une mondialisation agressive. Nous sommes tous dominés par cette réalité omniprésente et omnipuissante. Les effets de la mondialisation quant au progrès de l’humanité sont indéniables. Mais, face à cette mondialisation, l’identité et l’intégrité des cultures, des nations, des civilisations et des communautés sont constamment menacées.

 

Où se trouve l’Arménie, ce petit pays, dans cette avalanche de la mondialisation? Comment l’Arménie, qui a survécu à une histoire si tourmentée, peut-elle garder sa particularité tout en s’ouvrant au processus de mondialisation? Quelle doit être sa place et quel rôle spécifique peut-elle assumer au sein de la communauté internationale?

 

Je pense que la réponse à ces questions a déjà été donnée par l’historien arménien du Vème siècle Moïse de Khorène.  Parlant de l’Arménie et du peuple arménien il écrivait: “Bien que nous soyons un petit pays et une petite nation, on trouve chez nous de grandes valeurs culturelles et humaines“. L’Arménie ne possède pas de pétrole ou d’autres ressources naturelles. Mais  elle  a  d’immenses ressources culturelles qui  peuvent lui assurer une place importante au carrefour des nations et des civilisations.

 

2º/ Démocratie et Religion. C’est là un domaine particulièrement sensible qui doit être présent à l’ordre de jour de nos débats. Pour l’Église il existe une interdépendance, donc une complémentarité, entre démocratie et religion. Si ce que l’on appelle démocratie est basée sur les valeurs et les droits humains, si la démocratie encourage participation et communauté et si elle lutte pour la paix et la justice pour tous, alors l’Église soutient cette démocratie. En même temps l’Église œuvre pour une démocratie sous-tendue et guidée par les valeurs morales; une démocratie qui rejette toute forme de discrimination et de marginalisation; une démocratie qui est pour les libertés religieuses à condition de ne pas encourager la religion à s’engager dans la petite politique ou à pratiquer le prosélytisme.

 

Je crois que l’Arménie, le premier état chrétien du monde, a une expérience particulière quant aux relations entre Nation et Église. Pendant des siècles l’Église et les instances et institutions politiques ont maintenu des relations mutuellement enrichissantes dans leur engagement dans la vie de la nation. Mais l’État et l’Église doivent conserver chacun son identité, son intégrité et son indépendance. L’Église doit jouer son rôle qualifié par la théologie de prophétique; ce qui veut dire appuyer les efforts de l’État pour la justice économique et sociale tout en le critiquant pour la corruption, l’injustice et l’absence de principes moraux dans sa manière de gouverner. Quant à l’État, il doit se retenir de s’ingérer dans les affaires strictement ecclésiastiques. Les répercussions de l’identification de la religion à la politique sont très dangereuses. Dans de nombreuses sociétés nous observons aujourd’hui une ambiguïté ou même un conflit entre démocratie et religion, la démocratie ignorant la religion et la religion   bafouant la démocratie, ainsi que la domination de la religion par la politique ou vice versa. Dans ce domaine je considère l’expérience arménienne bien intéressante.

 

3º/ Droits de l’Homme et Intérêts Stratégiques. Les droits de l’homme restent une priorité pour plusieurs pays et pour la société civile en général. Mais en réalité ces droits ne s’appliquent pas dans de nombreux pays et dans de nombreux secteurs de nos sociétés. Même les pays signataires de la Déclaration des Droits de l’Homme ignorent les droits des autres nations ou communautés, négligeant même, sous une forme ou une autre, les droits de leurs propres citoyens. Très souvent les grandes puissances parlent au nom des droits de l’homme mais agissent au nom de leurs propres droits et de leurs propres intérêts stratégiques. Il existe donc une grande différence et même une contradiction entre théorie et pratique.

 

Le peuple arménien est l’une des victimes de cette contradiction flagrante. Le Génocide arménien s’est tellement enraciné dans sa conscience et sa mémoire collective qu’il a un impact profond dans toutes les dimensions et manifestations de la vie arménienne. C’est une plaie vive dans la chair de la nation. Donc être avec l’Arménie et pour l’Arménie implique nécessairement de traiter avec objectivité et sérieux la question de la reconnaissance du Génocide Arménien et des droits des Arméniens. Ce que la France a accompli à cet égard peut servir de modèle qui aide non seulement à approfondir les relations avec l’Arménie et les Arméniens de la Diaspora mais contribue en même temps à éviter des tragédies humaines similaires N’oublions jamais que les génocides n’appartiennent pas au passé. Comme l’expression la plus sauvage du terrorisme d’état, ils peuvent continuer sous des formes différentes.

 

4º/ Violence et Dialogue. Le monde d’aujourd’hui est dominé par la violence qui a pénétré tous les aspects et les secteurs de nos sociétés et ce, dans toutes les régions. Combattre la violence doit donc être une priorité absolue pour toutes les nations et toutes les religions. La force brutale peut évidemment arrêter la violence mais elle ne peut pas la déraciner. L’éducation et le dialogue sont, à mon avis, les moyens les plus sûrs pour empêcher cette violence. La prévention par des moyens efficaces doit être notre stratégie commune. Encore une fois l’histoire du peuple arménien nous offre une expérience où la violence est combattue par l’esprit de rapprochement, l’éducation, le dialogue et la confiance mutuelle. Malgré toutes les vicissitudes, malgré les massacres, les persécutions et les déportations en masse, le peuple arménien n’a jamais été partisan de la violence sauf dans le cas de légitime autodéfense. Le dialogue mené dans le respect des différences et des droits de l’autre, le dialogue pour la justice, la paix et la réconciliation, a été une tendance dominante dans la vie du peuple arménien. Je pense, qu’avec cette expérience vécue le peuple arménien peut jouer un rôle constructif dans cette conjoncture cruciale de l’histoire de l’humanité où le dialogue entre religions, nations, cultures et civilisations est devenu une nécessité absolue et urgente.

 

5º/ Entre Orient et Occident. C’est l’une des caractéristiques les plus significatives de l’Arménie et du peuple arménien. Située dans la région du Caucase, ayant établi pendant quelques quatre siècles un Royaume en Cilicie sur les bords de la Méditerranée, dispersée de par le monde après le Génocide de 1915, cette petite nation a effectivement toujours été un pont entre l’Orient et l’Occident. Non seulement la géographie et l’histoire de l’Arménie ont-elles imposé cette expérience et cette particularité, mais celles-ci sont aussi dues aux perspectives, aux valeurs et aux traditions, composantes vitales de l’identité arménienne.

 

Avec cette vision globale l’Arménie peut jouer aujourd’hui ce rôle de pont dans le cadre des relations géopolitiques et culturelles. Dans ce même contexte, les communautés arméniennes de la Diaspora apportent une contribution importante et spécifique, particulièrement dans le monde arabe et musulman où elles sont activement et pleinement engagées dans la vie des sociétés. En effet plus que jamais dans ce monde d’interdépendance, l’interaction entre Orient et Occident apparaît clairement dans nos perspectives et dans différents domaines de notre vie quotidienne. Cette expérience arménienne  peut  contribuer  à  un  dialogue  vivant  non  seulement  entre  l’Orient  et l’Occident mais aussi entre les religions Chrétienne et Musulmane. Dans ce cadre précis, nous projetons la tenue prochaine d’un colloque international sur ce thème dans notre Catholicossat Arménien de Cilicie à Antélias, au Liban.

 

6º/ Vers une nouvelle Europe. Après la chute des murs idéologiques, l’Europe est en train de se réunifier et de se reconstituer. Dans le contexte de ce processus décisif pour l’avenir de cette région, l’Europe doit, à mon avis, prendre en considération les  questions et les défis suivants:

 

– Comment peut-on approfondir l’interdépendance et la complémentarité et en même temps préserver les particularité des états-nations?

 

– Comment peut-on participer activement à la mondialisation et en même temps éviter la monoculture qui menace les identités et la qualité des cultures de l’Europe?

 

– Comment peut-on préserver l’intégrité de l’Europe et approfondir son unité face aux tendances unipolaristes marquées par l’unilatéralisme?

 

L’Europe n’est pas seulement une réalité géopolitique mais aussi une réalité culturelle et humaine. Il ne faut pas négliger cette dimension propre à l’identité de l’Europe. Donc la reconstruction de l’Europe ne doit pas être guidée exclusivement par les facteurs politiques, économiques, militaires et, en général, par les alliances et les intérêts stratégiques, mais aussi et particulièrement, par les valeurs humaines, culturelles, morales et spirituelles.

 

L’Arménie est un état-nation riche de potentiel.  Elle est un pays qui s’est constitué sur des valeurs culturelles, morales et spirituelles. Sa position dans la géopolitique de la région  n’est  pas  négligeable. Elle  mérite donc  un  rôle  dans  la  reconstruction de  la nouvelle Europe. Avec ses expériences locales, globales et multidimensionnelles vécues au cours de sa longue histoire aussi bien en Arménie, en Cilicie qu’en Diaspora, la nation arménienne, une des plus anciennes au monde, est digne d’une place particulière dans la famille des nations.

 

Voici donc ces quelques réflexions que j’offre à votre attention. Je suis sûr que les questions que j’ai soulevées et les dimensions que j’ai mentionnées seront élaborées lors des débats qui suivront.

 

Aram I

Catholicos de Cilicie

 

Février, 2003

Antélias, Liban

 

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