Aram Ier : « Aider les Arméniens de Syrie est une priorité pour notre peuple »
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Le Catholicos de la Grande Maison de Cilicie exhorte le monde arménien à poursuivre son aide aux Arméniens de Syrie plongés dans la tourmente. Interview exclusive (1).
France-Arménie : Votre Sainteté, on parle beaucoup ces derniers mois du sort des Arméniens de Syrie. Quelle est la situation actuelle de cette communauté ?
Sa SaintetĂ© Aram Ier : Comme vous le savez, le monde arabe connaĂźt depuis deux ans de graves bouleversements dâordre politique, Ă©conomique, social et sĂ©curitaire. Certains voient dans cette situation des changements de rĂ©gimes politiques, dâautres une rĂ©volution populaire ou encore un « printemps arabe ». Quelles que soient ces qualifications, le monde arabe vit une crise qui prend diverses expressions dans chacun des pays de la rĂ©gion. Cette crise dâordre interne est exploitĂ©e par divers pays environnants et dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale par lâOccident. Elle pourrait se poursuivre Ă lâavenir en incluant dâautres pays. Dans cette Ă©tape qui constitue un tournant historique pour le Moyen-Orient, le peuple arabe doit adopter de telles approches quâil puisse, dâun cĂŽtĂ©, prĂ©server son unitĂ© propre et de lâautre, par la mise en Ćuvre de larges rĂ©formes et lâinstauration de pouvoirs dĂ©mocratiques, favoriser son Ă©volution et son dĂ©veloppement.
Dans cette situation globale, il nous faut observer la crise actuelle de la Syrie. Vous ĂȘtes certainement au courant par la presse des combats qui se dĂ©roulent dans diffĂ©rentes rĂ©gions du pays. Les ArmĂ©niens de Syrie, qui constituent une partie indissociable de la sociĂ©tĂ©, subissent naturellement dâoffice les consĂ©quences de cette crise. Ils sont principalement concentrĂ©s Ă Alep, mais il y a aussi des communautĂ©s Ă DjĂ©zireh, Damas, Kessab, LattaquiĂ©, Deir ez-Zor et dans dâautres rĂ©gions. Les ArmĂ©niens sont prĂ©sents en Syrie depuis longtemps. Bien avant la pĂ©riode des massacres, il y avait une communautĂ© armĂ©nienne, surtout Ă Alep, Damas et LattaquiĂ©. Les problĂšmes quâils rencontrent sont en premier lieu dâordre sĂ©curitaire. Alep, qui fait lâobjet de bombardements incessants, est mĂȘme le siĂšge de combats de quartier. Il en va de mĂȘme Ă Damas, et Kessab demeure encerclĂ© du fait de sa situation gĂ©ographique. Comparativement Ă dâautres rĂ©gions, DjĂ©zireh est paisible parce quâil y rĂšgne, semble-t-il, une certaine coexistence entre les Kurdes et lâEtat.
Sur le plan Ă©conomique, nos familles commencent Ă rencontrer de graves problĂšmes. Le manque de revenus, les difficultĂ©s dâapprovisionnement en nourriture et dâautres problĂšmes marquent de leur lourde empreinte la vie quotidienne de notre peuple. Les Ă©coles sont fermĂ©es et assurer les salaires des enseignants et des employĂ©s relĂšve de lâacrobatie. On pourrait poursuivre ainsi lâĂ©numĂ©ration des difficultĂ©s que notre communautĂ© doit affronter. Si la situation actuelle perdurait dans le pays, cela pourrait lâexposer Ă de plus graves soucis encore.
MalgrĂ© cette situation inquiĂ©tante, nos dirigeants religieux et civils font tout leur possible pour satisfaire aux besoins de notre communautĂ© et la protĂ©ger de la meilleure façon des dangers qui la menacent. Nous sommes personnellement en liaison permanente avec nos dirigeants, ainsi que le Conseil national, et nous avons mĂȘme annulĂ© en octobre dernier notre visite pastorale aux Etats-Unis, afin de suivre de prĂšs lâĂ©volution de la situation en Syrie et organiser les Ćuvres de secours pour la communautĂ©.
Etant donnée la situation générale des Arméniens de Syrie, quels sont leurs besoins et leurs priorités ?
Comme nous venons de lâĂ©voquer succinctement, les besoins immĂ©diats et prioritaires des ArmĂ©niens de Syrie sont les suivants :
a) aider les familles nĂ©cessiteuses en leur fournissant de lâargent ou des victuailles.
b) assurer le versement des salaires â mĂȘme partiellement â de nos enseignants et des employĂ©s de nos institutions nationales.
c) soutenir nos institutions afin quâelles rendent service Ă la population de maniĂšre plus organisĂ©e et plus efficace.
d) rénover les logements détériorés dÚs que les combats cesseront et que la sécurité sera rétablie dans le pays.
Bien entendu, les responsables de la communautĂ© doivent prĂ©ciser le planning, les formes et lâĂ©tendue des secours, selon les termes de cette feuille de route que nous suggĂ©rons.
Pour en venir Ă des questions plus pratiques, quelle aide a dĂ©jĂ Ă©tĂ© apportĂ©e et continue de lâĂȘtre aujourd’hui en faveur des ArmĂ©niens de Syrie, sachant que la presse donne parfois des informations contradictoires ?
Durant ces derniers mois, on a Ă©crit Ă ce sujet des articles parfois tendancieux et des analyses superficielles qui ne donnent pas une image juste et complĂšte, ni de la situation rĂ©elle en Syrie, ni des conditions de vie et des difficultĂ©s de la communautĂ©. Face Ă des situations aussi sensibles et complexes des points de vue politique et sĂ©curitaire, les jugements hĂątifs et les propos explosifs peuvent ĂȘtre plus nuisibles quâutiles. DeuxiĂšmement, nâoublions pas que les ArmĂ©niens de Syrie constituent une communautĂ© organisĂ©e, qui connaĂźt son environnement et sait adopter lâattitude qui convient ! DĂšs que la crise a Ă©clatĂ© en Syrie, nous avons tout dâabord tentĂ© dâaider la communautĂ© par des canaux internes. Mais dĂšs lors que les Ă©vĂ©nements ont commencĂ© Ă prendre une grande dimension, nous avons lancĂ© un appel pour porter assistance Ă la communautĂ©, et Ă diverses occasions nous avons rappelĂ© Ă nos fidĂšles le devoir dâaider nos frĂšres et sĆurs de Syrie. Et plus encore, afin que les secours soient organisĂ©s de maniĂšre plus harmonieuse, nous avons ouvert au Catholicossat un compte particulier pour lâaide aux ArmĂ©niens de Syrie. Etant donnĂ©e la situation rĂ©gnant dans le pays et les difficultĂ©s Ă transfĂ©rer de lâargent par voie bancaire, nous avons commencĂ© Ă transfĂ©rer les sommes reçues dans ce but aux responsables de la communautĂ©. JusquâĂ prĂ©sent, nous avons reçu des subsides provenant des Etats-Unis, du Canada, du KoweĂŻt, des Emirats Arabes Unis, dâIran, dâIrak, de Grande-Bretagne, mais aussi dâindividus. Il faut noter aussi quâen ArmĂ©nie, de lâaide alimentaire a Ă©tĂ© recueillie.
Il est indispensable de souligner que lorsque la situation a commencĂ© Ă sâaggraver en Syrie, nous avons immĂ©diatement fait les suggestions suivantes Ă notre EvĂȘque PrĂ©lat et aux autoritĂ©s nationales : a) promouvoir un comitĂ© intercommunautaire dâaide aux ArmĂ©niens de Syrie avec la participation des communautĂ©s apostolique, catholique et Ă©vangĂ©lique, des trois partis politiques, des associations humanitaires et autres institutions ; b) rĂ©partir lâaide reçue auprĂšs des familles nĂ©cessiteuses sans distinction, en fonction des besoins et des conditions locales. Suite Ă notre suggestion, des comitĂ©s intercommunautaires se sont mis au travail Ă Alep, Damas, Kamichli et dans dâautres rĂ©gions. Nous avons toujours insistĂ© et insistons encore sur le fait que la crise vĂ©cue par les ArmĂ©niens de Syrie est une prioritĂ© pour tout le monde armĂ©nien, quâĂ ce titre notre assistance doit revĂȘtir une dimension pan-armĂ©nienne et que lâaide distribuĂ©e doit se faire dans le mĂȘme esprit.
En ce qui concerne lâĂ©migration des ArmĂ©niens de Syrie rĂ©fugiĂ©s au Liban, en ArmĂ©nie ou ailleurs, Ă nouveau des chiffres exagĂ©rĂ©s nous sont rapportĂ©s. Quel est votre point de vue Ă ce sujet ?
Suite Ă la dĂ©gradation de la situation en Syrie, bien Ă©videmment certaines familles se sont Ă©tablies en ArmĂ©nie et au Liban, mais Ă titre provisoire. Nous nâavons pas Ă notre disposition de chiffres prĂ©cis, mais dâaprĂšs les informations que nous avons reçues, 4 Ă 5 000 ArmĂ©niens se trouvent en ArmĂ©nie et autant au Liban. En ArmĂ©nie, lâaide sâorganise au niveau de lâEtat, et au Liban ce sont les institutions communautaires qui tentent de porter assistance aux nĂŽtres, surtout en leur trouvant du travail et en leur assurant un logement. Nos priĂšres sont orientĂ©es vers la restauration rapide de la paix en Syrie et le retour des nĂŽtres qui ont tout laissĂ© lĂ -bas.
Tout cela Ă©tant prĂ©cisĂ©, venons-en Ă la situation politique et sĂ©curitaire. Quel est le point de vue des ArmĂ©niens de Syrie concernant les bouleversements politiques et lâavenir de la Syrie ? En tant que chef spirituel, votre position Ă cet Ă©gard est essentielle.
Depuis le dĂ©but de la crise syrienne, le Conseil national du Saint-SiĂšge et nous-mĂȘmes avons clairement suggĂ©rĂ© Ă notre EvĂȘque PrĂ©lat et aux autoritĂ©s communautaires dâadopter la position suivante :
a) la communautĂ© armĂ©nienne de Syrie constitue une partie indissociable du peuple et de la Patrie syrienne, avec les mĂȘmes droits et les mĂȘmes devoirs. En consĂ©quence, câest selon ce principe quâil faut Ćuvrer et aborder les problĂšmes en cours.
b) la communautĂ© armĂ©nienne de Syrie nâest pas partisane ; elle nâest ni du cĂŽtĂ© du pouvoir contre lâopposition, ni du cĂŽtĂ© de lâopposition contre le pouvoir. Elle est avec le peuple et avec la Patrie syrienne, et pour ce qui concerne ses droits et ses intĂ©rĂȘts supĂ©rieurs :
– la recherche des droits et des intĂ©rĂȘts du peuple et de la Patrie syrienne ne doit pas se faire par la force et lâeffusion de sang, mais par une comprĂ©hension rĂ©ciproque, le dialogue et la collaboration, en prĂ©servant la Syrie des interventions et des exploitations extĂ©rieures.
– la communautĂ© armĂ©nienne de Syrie, tout en se mettant Ă lâabri de toutes sortes de confrontations et de positions dâordre politique, se doit, par lâintermĂ©diaire de ses dirigeants, de rester en contact avec tous les protagonistes, afin dâassurer sa sĂ©curitĂ© et la prĂ©servation de ses droits.
– la consolidation de lâunitĂ© de la communautĂ© armĂ©nienne est une prioritĂ© fondamentale. Devant de telles difficultĂ©s, le peuple tire sa force de son unitĂ©. En restant uni, en Ă©tablissant des projets ensemble, en travaillant en harmonie et, au besoin, en souffrant ensemble, notre peuple se sent dâabord davantage en sĂ©curitĂ©, mais aussi plus fort. Nous avons insistĂ© sur ces principes Ă diverses occasions et nous les avons suggĂ©rĂ© Ă nos dirigeants. Ni les rĂ©gimes politiques, ni les individus ne sont Ă©ternels ; seuls le peuple et la Patrie le sont.
De quelle façon interprĂ©tez-vous le jeu de la Turquie dans la rĂ©gion en gĂ©nĂ©ral, et Ă lâintĂ©rieur de la Syrie, en particulier, face Ă la situation actuellement crĂ©Ă©e ?
Depuis toujours, le jeu de la Turquie a Ă©tĂ© et demeure nĂ©gatif. Lâanalyse du jeu politique de la Turquie au Moyen-Orient durant ces derniĂšres dĂ©cennies dĂ©montre avec nettetĂ© ses appĂ©tits expansionnistes. En effet, lâincursion de la Turquie dans les pays arabes, son ingĂ©rence dans les affaires intĂ©rieures arabes, lâentretien de lâanimositĂ© entre les pays arabes, lâinstallation de divers centres de renseignements soi-disant culturels, lâĂ©tablissement de liaisons mystĂ©rieuses sous couvert dâaide humanitaire Ă lâintĂ©rieur du monde arabe, sont des signes prĂ©curseurs des objectifs poursuivis par la Turquie. Malheureusement, malgrĂ© nos observations rĂ©pĂ©tĂ©es, nos frĂšres arabes nâont pas pris conscience de ce phĂ©nomĂšne prĂ©occupant.
Il y a trois ans, lors de notre rencontre avec le prĂ©sident syrien, celui-ci sâĂ©tonnait de notre position nĂ©gative au sujet des protocoles armĂ©no-turcs. Nous lui avions rĂ©pondu que la Turquie se devait au prĂ©alable de reconnaĂźtre le gĂ©nocide quâelle avait perpĂ©trĂ© contre le peuple armĂ©nien. Le PrĂ©sident a rĂ©torquĂ© que la Syrie avait le contentieux dâAlexandrette avec la Turquie mais quâĂ prĂ©sent, il fallait adopter une « realpolitik », aprĂšs quoi il a vantĂ© la politique rĂ©aliste et tolĂ©rante dâErdogan⊠Ajoutons encore quâen exploitant au maximum la situation crĂ©Ă©e dans la rĂ©gion, la Turquie veut affaiblir les communautĂ©s armĂ©niennes, en raison de la position « dure » de la Diaspora sur le gĂ©nocide. En consĂ©quence, il faut ĂȘtre trĂšs attentif Ă la politique de la Turquie.
Enfin, dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, on pense que le christianisme vit ses derniĂšres heures dans la rĂ©gion. En tant que PrĂ©sident en exercice du Conseil des Eglises du Moyen-Orient, quelle est votre opinion Ă ce sujet ?
Lâhistoire de la prĂ©sence chrĂ©tienne au Moyen-Orient a toujours Ă©tĂ© tourmentĂ©e. Il est vrai que suite aux guerres et aux bouleversements, des chrĂ©tiens ont Ă©migrĂ© ; cependant le christianisme se maintient au Moyen-Orient par son existence organisĂ©e et sa vitalitĂ©. Pour les communautĂ©s chrĂ©tiennes, lâessentiel rĂ©side dans la prĂ©servation de leur intĂ©gritĂ©, ainsi que la protection de leurs droits humains et collectifs. Dans lâĂ©tape actuelle, les communautĂ©s chrĂ©tiennes sont plongĂ©es dans lâincertitude, compte tenu des mouvements islamiques extrĂ©mistes qui sont en expansion. A notre avis, la position des communautĂ©s chrĂ©tiennes doit ĂȘtre la suivante : les chrĂ©tiens vivant ici ne sont pas venus dâailleurs, ils font partie intĂ©grante de lâhistoire et de la culture de la rĂ©gion. Ayant cohabitĂ© pendant des siĂšcles avec lâIslam, ils dĂ©sirent approfondir davantage la coexistence et la coopĂ©ration islamo-chrĂ©tienne. Les chrĂ©tiens respectent les principes de la majoritĂ© musulmane et ses enseignements religieux, mais les musulmans doivent faire de mĂȘme Ă l’Ă©gard des enseignements et des droits des minoritĂ©s chrĂ©tiennes. La dĂ©mocratie signifie aussi la participation de tous les citoyens Ă la vie politique, sans distinction religieuse. En consĂ©quence, nous attendons de tous les rĂ©gimes politiques de la rĂ©gion, quelle que soit leur dĂ©nomination, qu’ils respectent tous les citoyens et toutes les communautĂ©s religieuses, et particuliĂšrement les droits des minoritĂ©s. Câest Ă ce moment-lĂ que le « printemps arabe » prendra sa vĂ©ritable signification.
Propos recueillis par Krikor Tavitian
Traduits de l’armĂ©nien par Manoug Atamian
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(1) L’interview rĂ©alisĂ©e dans sa version originale, en armĂ©nien, a Ă©tĂ© publiĂ©e dans notre numĂ©ro de janvier (393), pp. 38 Ă 42.